Médias : le nouveau troisième pilier de financement
L’ancien directeur général de la SSR, Gilles Marchand, dirige à l’Université de Genève un nouveau domaine de recherche sur la philanthropie et les médias. En tant que source de financement supplémentaire, la philanthropie gagne également en importance dans le paysage médiatique suisse. Article traduit de l’allemand, paru dans le magazine Schweizer Journalist:in sous la signature d’Eva Hirschi.
Elles sont de plus en plus nombreuses : les fondations s’engagent pour soutenir le journalisme – y compris en Suisse. Ce domaine a particulièrement retenu l’attention en juillet dernier avec le lancement du Media Forward Fund, une initiative réunissant dix organisations des trois pays que sont la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche. Ce fonds regroupe plusieurs millions de francs provenant de différentes fondations, avec l’objectif de renforcer le journalisme.
« Il est désormais reconnu, même en dehors du monde médiatique, que le financement par l’État ou par le marché – c’est-à-dire par les lecteurs et la publicité – ne suffit plus. Et cette crise du financement peut, en fin de compte, mettre la démocratie en danger. De plus en plus de fondations, d’organisations et de mécènes investissent donc des moyens financiers dans les médias », explique Gilles Marchand. L’ancien directeur général de la SSR dirige depuis mars la toute nouvelle Initiative Médias et Philanthropie au Centre de philanthropie de l’Université de Genève. Cette initiative vise à examiner de plus près l’engagement philanthropique dans le domaine des médias.
Un regard critique sur les bailleurs de fonds
Le but du centre de l’Université de Genève n’est pas de trouver de nouvelles sources de financement : « De par notre position, nous ne cherchons pas un financement direct, mais voulons susciter de l’intérêt pour ce sujet et clarifier les critères de l’engagement philanthropique. Il nous tient à cœur d’émettre un jugement neutre et extérieur, contribuant ainsi à la démocratie », déclare Nicolas Duvoux, directeur du Centre de philanthropie. Car : « En Suisse, il existe de très nombreuses fondations, et les acteurs philanthropiques jouent un rôle essentiel. Ils contribuent à la vitalité démocratique, soutiennent le tissu associatif, encouragent les initiatives innovantes et favorisent la structure économique. »
Depuis 2017, le centre se penche déjà sur la philanthropie et les thèmes associés tels que l’entrepreneuriat social, la gouvernance des fondations et l’investissement à impact. Pour cela, il collabore avec de grandes fondations philanthropiques de portée internationale, comme la Fondation Rothschild, la Fondation Leenaards ou encore Mercator. Le nouveau domaine dédié aux médias est né dans le cadre du focus sur les interactions entre philanthropie et démocratie. « En Amérique du Nord, mais aussi en Europe de l’Est, on observe une forte influence du financement philanthropique, parfois exercée par des oligarques dotés de leurs propres fondations. Nous voulons rassembler et analyser toutes ces expériences », dit Duvoux.
Parmi les exemples connus de fondations influentes figurent la Fondation Bill & Melinda Gates ou la Fondation Open Society de George Soros. Cette dernière dispose d’environ 22 milliards de dollars ; rien qu’en 2021, elle a distribué environ 1,5 milliard de dollars à des personnalités politiques, ONG et organisations à travers le monde – y compris à des médias. Cela fait également l’objet de critiques. L’objectif de la fondation est de promouvoir la liberté d’expression, la transparence, la justice et l’égalité. En parallèle, George Soros est aussi visé par des critiques sur son influence, jusqu’à alimenter des théories du complot.
Pas un remplacement, mais un complément
Gilles Marchand, avec une équipe de chercheurs post-doctorants, va se consacrer aux relations entre philanthropie et médias. Il s’agira d’une part d’études scientifiques sur les médias en tant que bien commun, et d’autre part, d’une collection de cas concrets de médias financés partiellement ou totalement par des fonds philanthropiques, notamment en Amérique du Nord et en Europe. L’Université de Genève collabore ici avec l’école de commerce HEC Montréal. « En particulier aux États-Unis, au Canada ou encore en Scandinavie, la philanthropie fait depuis longtemps partie intégrante du financement des médias », explique Marchand.
Le centre va accompagner les fondations qui souhaitent s’engager dans le soutien aux médias. L’idée n’est toutefois pas que les moyens philanthropiques deviennent le nouveau modèle d’affaires des médias, mais qu’ils puissent à moyen ou long terme devenir économiquement viables par eux-mêmes. Les médias ont toutefois besoin de temps pour s’adapter à cette transformation structurelle. « Les fonds philanthropiques peuvent permettre des innovations et des investissements, afin que les médias puissent se réinventer et trouver un nouvel équilibre économique », dit Marchand.
Les cantons comme nouveaux acteurs
En règle générale, ce sont les fondations qui soutiennent les médias. En Suisse, un journal a même été racheté pour la première fois par une fondation en 2020 : le quotidien romand Le Temps est passé aux mains d’Aventinus, derrière laquelle se trouvent la Fondation Wilsdorf, la Fondation Jan Michalski, la Fondation Leenaards ainsi que des mécènes genevois. « La fondation Aventinus a ouvert la voie. Cela est intervenu à un moment décisif – sinon, le journal Le Temps n’existerait peut-être plus aujourd’hui », selon Marchand.
De son point de vue, les cantons pourraient aussi devenir des acteurs philanthropiques intéressants en Suisse. Plusieurs cantons romands ont d’ailleurs déjà accordé des fonds pour soutenir les médias. Leur approche, toutefois, diffère fortement. « Pour les cantons, mais aussi pour d’autres acteurs, la question de l’indépendance est essentielle. C’est dans ce domaine que nous souhaitons intervenir », indique Marchand.
Concrètement, le centre souhaite non seulement mener des recherches, mais aussi développer des outils et processus, notamment dans les domaines de la gouvernance et du financement durable. « Nous voulons notamment élaborer une charte fixant des règles pour une bonne gouvernance des fondations, mais aussi pour les médias, afin qu’ils restent indépendants », dit Marchand. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de regagner la confiance dans les médias.
Les entreprises aussi concernées
Mais le soutien philanthropique aux médias peut aussi provenir de personnes riches, d’organisations ou d’entreprises – même de banques, affirme Marchand : « En principe, cela concerne tous les bailleurs de fonds qui n’attendent pas un rendement élevé sur leur capital. » Journafonds, un fonds qui soutient financièrement des enquêtes journalistiques en Suisse, a par le passé reçu ponctuellement 10 000 francs chacun de la Poste Suisse et de Google. Mais il reste encore très difficile d’inciter les entreprises suisses à apporter leur soutien, explique son secrétaire général Jean François Tanda : « En tant que citoyens corporatifs – ce que sont les entreprises – nous souhaiterions un soutien plus large au journalisme et donc à la démocratie, notamment dans le cadre de leur responsabilité sociétale. »
Pour Gilles Marchand, cela pourrait évoluer : « Même les grandes entreprises réalisent qu’un système médiatique fonctionnel est dans leur intérêt. » Il ne considère donc pas le financement philanthropique comme une simple tendance passagère : « La qualité et la diversité des médias constituent un pilier essentiel d’une société démocratique qui fonctionne bien. La Suisse, en particulier, avec sa diversité linguistique et culturelle, a besoin d’un paysage médiatique varié », dit-il. « De nouvelles formes de financement sont donc nécessaires. »
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